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La pandémie du Covid-19 nous a précipités brutalement – et pour une longue période – dans un monde de peurs et d’incertitudes. Un monde agité de gouvernances improvisées, erratiques et par dessus tout, cyniques. Un monde issu des politiques aveugles et sourdes à tout ce qui pouvait venir entraver, ou même interpeller, leur foi exclusive en un néolibéralisme mondialisé et sans entrave.
Chacun mesure aujourd’hui à quel point l’impact de ces politiques aura été et reste catastrophique. L’humanité comme construction anthropologique, ses longs efforts vers plus de sécurité pour les peuples et les personnes, plus de solidarité, plus de liberté et de paix, s’en trouvent profondément fragilisés, voire fondamentalement remis en cause.
Loin de n’être que sanitaire, la crise s’est révélée environnementale, diplomatique, politique, sociale et économique ; enfin, mais ce n’est pas le moins important : démocratique. Mondiale par définition, la désorganisation née de la pandémie a mis à bas les règles d’organisation de la production et de l’échange qui prévalaient dans le « monde d’avant ». Pour autant, loin de liquider les maux de ce vieux monde, elle en a exacerbé les tares. L’urgence sanitaire a révélé l’inhumanité qui s’attache aux inégalités sociales, économiques, d’accès aux droits. Le confinement les a cruellement aggravées, singulièrement pour les personnes privées de droits, les SDF, les étrangers, les détenus…
L’heure, nous dit-on, est au déconfinement. Acceptons-en l’augure, même si sa mise en œuvre s’accompagne de confusions, de mesures anxiogènes et culpabilisatrices, d’un projet inquiétant de traçage et de mise en fichier des personnes. Reste à déterminer de quoi ce déconfinement sera l’antichambre. Que voulons-nous faire, vers quoi voulons-nous aller et, comment souhaitons-nous y parvenir ?
Nous ne retrouverons pas le monde « d’avant ». Nous ne regretterons certes pas ses tares, illustrées jusqu’à la caricature par l’exercice gouvernemental durant la crise.
Confronté à ses responsabilités sur des enjeux de vie et de mort, le président de la République a adopté une posture grandiloquente, multiplié mensonges, dénis de responsabilité, voltes faces, approximations et contradictions. D’un bout à l’autre de la crise, la décision solitaire a été privilégiée.
Dans un climat aussi anxiogène, rumeurs et réflexes de peur s’épanouissent, au détriment du débat, de la confiance et d’une réflexion commune sur ce qu’il convient de faire et, surtout, de comment le faire. La stigmatisation morale ou physique des plus démunis, des exclus, des étrangers, des handicapés et des plus fragiles en a suivi, comme s’il s’agissait, à travers leur mise à l’écart et le déni de leur dignité à être, de refouler toujours davantage, toujours plus aux marges, la part la plus « faible » de notre humanité.
L’autoritarisme a naturellement accompagné le mouvement. Car l’enflure du pouvoir personnel, pour ridicule qu’elle soit, traduit une véritable conception de l’exercice du pouvoir et une pratique qui en modifie substantiellement le cadre juridique. Ce, jusqu’à altérer lentement mais sûrement l’idée même que nous faisons, les uns et les autres, de nos droits et libertés.
Sous couvert d’urgence sanitaire, la loi du 23 mars 2020 a ainsi autorisé le Premier ministre à prendre toute une série de mesures générales restreignant de nombreux droits et libertés et qui pourraient se prolonger au-delà de la fin de l’état d’urgence sanitaire, fin sans cesse renvoyée à plus tard… C’est aussi cette loi qui a permis au gouvernement d’adopter par ordonnance des mesures dérogatoires au Code du travail dans les domaines… du temps de travail.
Aux premiers jours de la pandémie, la Haut-commissaire aux droits de l’Homme des Nations-Unies, Madame Michelle Bachelet, avait affirmé que dans cette période « les droits de l’Homme doivent être au cœur des décisions ». Le dispositif juridique du gouvernement se situe aux antipodes. Au point que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme s’en inquiète, soulignant qu’il « conduit à une concentration entre les mains de l’Exécutif du pouvoir de restreindre les droits et libertés que la République n’a jamais connue en temps de paix. »
Le constat est d’autant plus préoccupant que tout au long de la crise, le parlement n’a eu aucun moyen de remplir sa mission de contrôle de l’Exécutif. Le contrôle juridictionnel, a été réduit, voire empêché. Enfin, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, saisis tous deux des débordements de l’Exécutif ont, pour le premier admis une violation patente de la Constitution et, le second, s’est quasi systématiquement incliné, signant ainsi la défaite du droit face à la raison d’État.
Ainsi, la défense d’une certaine conception de « l’ordre public sanitaire » l’a largement emporté sur la protection des droits et libertés dans le contrôle de leur proportionnalité. Les décisions prises ici et là par quelques préfets et quelques maires en mal de toute puissance, les bouffées de violence dans des quartiers populaires exaspérés par une présence policière aux allures provocatrices, ne sont finalement que des manifestations logiques d’une construction légale de plus en plus asphyxiante.
Le risque n’a donc jamais été aussi grand de voir, coup de gomme après coup de gomme passés sur les droits et les libertés, le citoyen ramené à son corps défendant au statut de sujet.
Aux antipodes de cet exercice autocratique et étouffant du pouvoir, la société civile, elle, a multiplié les initiatives de solidarité, marquées de dévouement et d’altruisme. C’est le courage de celles et ceux qui ont assuré la continuité de la vie sociale, la mobilisation héroïque des personnels soignants et hospitaliers malgré un scandaleux contexte de dénuement, l’engagement des salariés des services publics, de ceux de l’éducation, des services territoriaux, des avocats et des bénévoles associatifs et des services au public… Au-delà, ces femmes et ces hommes, prêts à risquer leur vie pour les autres, ont clairement signifié leur volonté de rupture avec un modèle sacrifiant, en toute connaissance de cause, la biosphère et avec elle, notre humanité.
C’est dans ce contraste saisissant que s’enracinent les aspirations à un « jour d’après » et la multiplication des appels, projets, plaidoyers pour un « plus jamais ça ». Tous convergent pour désigner un horizon d’attente marqué du primat de l’écologie, animé par l’urgence climatique, structuré par la réappropriation du sens de la vie, du travail et des solidarités. Tous posent la question d’une juste redistribution pour répondre à ces besoins. Tous portent en filigrane la marque de conflits qui animent de longue date le débat public.
Tandis que des voix syndicales et associatives désignent comme coupable un productivisme néo libéral mortifère, de grands acteurs économiques plaident en coulisses pour, « raison » économique oblige, obtenir la levée des réglementations liées aux enjeux climatiques. Des experts en chambre proposent des schémas d’une démocratie renouvelée du sol au plafond, clés en mains. Ici on prône le « retour de l’État », là, on plaide pour de nouvelles proximités territoriales…
Le débat est donc posé, largement. Il met en scène la complexité des intérêts en jeu, la vivacité de leurs affrontements et la diversité des alternatives. Il pourrait constituer une chance pour la démocratie, pour nous tous.
« Pourrait » car si ces projets s’expriment sans entraves – encore qu’inégalement – dans la sphère médiatique, ils sont lourdement grevés par les conditions dégradées des droits et des libertés dans notre pays et au-delà. Pendant que les acteurs de la société civile et du monde du travail déployaient des trésors de courage, de mobilisations et d’inventivité, il a fallu, dans tout le pays, batailler pied à pied contre l’arbitraire, pour la dignité des aînés, pour la sécurité des femmes confrontées à une promiscuité lourde de violences, pour un droit égal aux soins, pour des mesures protectrices des détenus, des migrants et des retenus, des sans-abris, des mineurs et des jeunes en difficultés. Il a fallu saisir la justice de décisions pétries de mépris et fondamentalement liberticides.
Cette contradiction entre un appareil d’État de plus en plus lourdement répressif et une société qui aspire, dans ses manifestations, à plus de débats, plus de solidarité, plus de libertés, plus d’égalité, plus de fraternité, plus de droits effectifs est au cœur d’une possible réappropriation d’un avenir commun.
Les temps à venir s’annoncent donc difficiles. Derrière le déconfinement et « l’après », d’énormes intérêts économiques sont en jeu et les acteurs qui les incarnent sont fermement décidés à « tout changer pour que rien ne change » si ce n’est dans leur seul intérêt. De quels droits, de quelles libertés avons-nous besoin pour aller de l’avant ? Dans quelle architecture légale devons-nous les penser ? Et quelle place sommes-nous décidés à leur donner ? S’agit-il d’en faire l’axe, le pivot des changements ou de les considérer comme plus ou moins importants, selon la conjoncture et les intérêts prioritaires du moment ?
Pour conjurer des réponses adoptées à la va-vite et des décisions prises sans examen, pour éviter que ne prévalent une fois de plus des calculs égoïstes, nous avons effectivement besoin de déconfinement, de débats, de confrontations d’idées et de décisions. Nous avons besoin, collectivement, de veiller sur les droits et les libertés sans lesquels aucun projet ne peut espérer s’imposer à un passé déterminé à imposer ses lois.
Si nous ne voulons pas que le jour « d’après », soit pire que le jour « d’avant », et le risque est réel, il nous faut réaffirmer la primauté et l’effectivité des droits selon le seul fondement qui vaille : la liberté et l’égalité d’une humanité partageant sans hiérarchie l’ensemble vivant que porte notre planète.
L’universalité des droits doit de même être revisitée, loin de toute uniformité, au travers d’une construction et d’une réappropriation dynamique par les individus comme par les peuples. Cette universalité sera légitime si, autour d’un socle indérogeable, elle représente, protège et développe la diversité de l’humanité, de ses peuples, de toutes leurs cultures.
Il n’y a donc pas à choisir entre droits civils et politiques et droits économiques et sociaux. Nous devons au contraire refonder cette indivisibilité des droits autour d’un intérêt général réévalué à la lumière de la crise et pensé à l’échelle de l’humanité, de sa primauté sans jamais ignorer l’initiative et la liberté de chacun. Cette indivisibilité doit enfin exclure tout rapport de domination entre l’humanité et la planète, les deux formant un tout indissociable.
Voilà ce dont il nous faut débattre si nous voulons penser l’après, accélérer la mue du réel, en déterminer le sens, l’organiser autour de « biens communs » constitués et reconnus, garants d’une humanité rendue à elle-même.
Paris, le 7 mai 2020
Malik Salemkour, président de la LDH