La Commission européenne a publié ce 24 juillet son cinquième rapport annuel sur l’Etat de droit dans les pays de l’Union européenne. Le chapitre consacré à la France est accessible ici. Le Forum civique européen (FCE), dont la LDH est membre, a publié une première réaction en mettant en perspective les limites de l’exercice au vu des cinq années passées.
Communiqué du Forum civique européen (FCE) dont la LDH est membre
2024 marque la cinquième édition du cycle annuel d’examen, par la Commission européenne, du respect de l’état de droit dans les Etats membres de l’UE. Au-delà de l’évaluation du rapport 2024, cet anniversaire est l’occasion de réfléchir aux résultats tangibles de cet exercice et à la façon de remédier à ses lacunes.
Le Forum civique européen (FCE) se sent particulièrement légitime pour partager son analyse, car il a largement contribué, en tant qu’acteur indépendant, à alimenter les rapports de la Commission et a commenté leurs contenus, cela depuis l’origine.
Si l’on regarde les cinq dernières années, deux questions se posent. D’une part, avons-nous observé une amélioration du respect de l’État de droit dans les États membres qui connaissaient déjà des violations majeures lorsque le processus a été lancé en 2019 ? D’autre part, est-ce que le suivi annuel a contribué à stopper ou à ralentir significativement les détériorations de l’État de droit apparues depuis 2019 ?
Pour toutes celles et ceux qui, au sein de la Commission ou en dehors défendent l’État de droit et l’accès effectif aux droits pour toutes et tous, le constat est clair : le respect de l’État de droit a régressé dans de nombreux pays, et les quelques progrès notés n’ont été que des exceptions.
Dans la présente note, nous mettons en exergue les lacunes majeures du processus de suivi l’État de droit tel que mis en œuvre par la Commission et nous proposons des possibles solutions.
Le respect de l’État de droit est étroitement lié à l’égalité dans la société comme à ce qui fait sa cohésion
La Commission limite son évaluation des violations de l’État de droit aux domaines qui relèvent de son mandat principal, à savoir le bon fonctionnement du marché intérieur et la gestion du budget de l’UE, d’où l’attention accordée principalement à la corruption et aux outils de défense des intérêts financiers de l’UE. Un champ d’évaluation aussi étroit exclut de nombreuses violations qui affaiblissent pourtant l’État de droit, la démocratie et les droits fondamentaux. C’est le cas des violations de la liberté d’expression et de la liberté de réunion pacifique, des violences policières ou encore des limites arbitraires imposées au dialogue social et civil.
Depuis le premier rapport de suivi de l’Etat de droit en 2019, le FCE a souligné à maintes reprises que le respect de l’État de droit va de pair avec la construction de sociétés inclusives. Nous avons régulièrement montré que le respect de l’Etat de droit est plus fort dans les pays qui mènent des politiques publiques de cohésion sociale et d’inclusion de toutes et tous et plus faible dans les sociétés caractérisées par de grandes inégalités, de la précarité et de la fragmentation. Par conséquent, en limitant le champ d’observation de l’État de droit au bon fonctionnement du marché intérieur, la Commission a une approche erronée parce qu’insuffisante, les limites de ses rapports empêchant leur impact réel et durable.
L’État de droit nécessite une approche globale
Dans son document sur les orientations politiques de la prochaine Commission européenne, la présidente Ursula Von der Leyen s’engage à consolider le rapport sur l’Etat de droit et à s’assurer qu’il couvre tous les sujets qui se posent en Europe. Pour cela nous disons qu’il faudra transformer le rapport existant afin d’aborder toutes les menaces et tous les défis, et en particulier ceux de l’accès effectif aux droits fondamentaux pour tous et toutes qui figure dans le traité de l’UE avec la Charte des droits fondamentaux. La Présidente s’engage également à faire en sorte que la société civile soit mieux protégée dans son travail. Pour cela, la Commission devrait procurer à la société civile et aux défenseurs des droits de l’Homme agissant à l’intérieur de l’UE une protection similaire à celle visée dans les lignes directrices du Service européen pour l’action extérieure en vue de protéger les défenseurs des droits agissant dans les pays hors de l’UE. Cette protection doit couvrir toutes les catégories de droits : droits du travail, droits des migrants, droits des femmes, droits des LGBTQI+,… ainsi que les libertés civiles.
Nous craignons toutefois que le Conseil ne s’oppose à toute extension du champ d’application du suivi de l’État de droit confié à la Commission. On verrait le système actuel se perpétuer, et continuer de faire l’impasse sur les violations de l’Etat de droit qui ne relèvent pas des compétences de l’UE. Or, parce qu’il ne permet pas d’évaluer des domaines clés, le statu quo n’est pas acceptable. Les acteurs civiques sont donc prêts à travailler avec la Commission pour obtenir l’extension du champ couvert pour le contrôle du respect de l’État de droit dans les États membres de l’UE, couvrant tous les domaines pertinents et pour que le processus de suivi soit mené de manière à ce que les Etats membres ne puissent pas influencer le champ et le contenu des critiques formulées.
Un mécanisme d’alerte précoce est essentiel pour prévenir les violations de l’État de droit devenant systémiques
Les tendances alarmantes qui se développent ces derniers temps en France et en Italie montrent le besoin d’un mécanisme d’alerte précoce pour le suivi de l’État de droit, qui soit adjoint au cycle annuel.
Comme le montre le rapport du FCE sur l’espace civique, une violation systémique de l’État de droit semble se mettre en place en France. En décembre dernier, lors de la discussion au Parlement de la loi sur l’immigration, nous avons franchi un cap lorsque le gouvernement a reconnu sans se cacher que des dispositions qu’il défendait allaient à l’encontre de la Constitution française. Sa décision de demander après l’adoption du texte que le Conseil constitutionnel répare les manquements n’atténue en rien sa responsabilité, ni l’enjeu. Cela vient s’ajouter à la détérioration accélérée du respect de la liberté d’association et du droit de manifester pacifiquement, mis à mal par des décisions administratives répétées systématiquement par les autorités bien qu’elles soient régulièrement annulées par les tribunaux.[1]
Les restrictions imposées à la société civile en Italie ont également augmenté de manière inquiétante, comme le montre notre récente alerte par le site Civic Space Watch. Il s’agit notamment de mesures ciblant des activistes climatiques, des ONG de sauvetage des migrant-es en mer, et des personnes exprimant leur soutien aux Palestinien-nes, ainsi que de restrictions à la liberté des médias. En réponse, la Commission a simplement réaf²firmé qu’elle suivait de près l’évolution de la situation affectant l’Etat de droit dans tous les Etats membres, y compris l’Italie. La récente réforme de la justice annoncée par le gouvernement de Giorgia Meloni, incluant des changements dans les méthodes de recrutement des magistrats, la séparation des carrières des procureurs et des juges et une évolution des critères de composition du Conseil Supérieur de la Magistrature, soulève de sérieuses inquiétudes quant à l’avenir de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs en Italie.
Les exemples de ces deux pays montrent que les outils de suivi de la Commission ne sont pas conçus pour faire face de façon précoce à des développements inquiétants. C’est là une faiblesse essentielle du processus de suivi. De plus, le fait que le rapport de la Commission n’aborde pas ces éléments de détérioration pourrait conduire l’opinion publique à considérer que des considérations politiques prévalent sur le respect de l’Etat de droit. Cela nuirait à la crédibilité globale de l’exercice et affaiblirait la confiance du public dans la capacité des institutions à effectuer des contrôles et à veiller à l’équilibre des pouvoirs.
La Commission devrait donc mettre en place un mécanisme permanent d’alerte précoce. Ce mécanisme devrait lui permettre d’évaluer rapidement les évolutions inquiétantes et de réagir vite et concrètement, par exemple par des recommandations et un dialogue, avant d’éventuelles sanctions si les pays ne prennent pas de mesures rectificatives. L’influence croissante de l’extrême droite sur l’élaboration des politiques publiques, même lorsqu’elle n’est pas au pouvoir, a déjà eu des répercussions négatives sur l’État de droit. Il est donc d’autant plus urgent de mettre en place un mécanisme d’intervention précoce.
En résumé, une intervention précoce est cruciale pour que les violations ne s’enracinent pas.
La Commission ne doit pas mettre fin prématurément aux procédures de suivi engagées
Jusqu’à présent, les mesures prises par les institutions européennes pour remédier aux violations systémiques de l’État de droit se sont principalement concentrées sur la Hongrie et la Pologne.
Après les élections d’octobre 2023 en Pologne, la promesse du nouveau gouvernement de restaurer un cadre solide pour l’État de droit a suscité l’espoir qu’il était possible d’inverser la situation, désastreuse, par un changement positif. Cependant, la décision de la Commission de clore la procédure engagée contre la Pologne au titre de l’article 7, en déclarant qu’il n’y a plus de risque clair de violation grave de l’État de droit[2] , apparait clairement comme prématurée, motivée principalement par des considérations politiques. Avant de retirer sa pression, la Commission aurait dû prendre en considération la persistance des obstacles restant à surmonter pour annuler l’impact durable des mesures introduites par le gouvernement précédent puisqu’au moment de la décision de la Commission une grande partie des instruments institutionnels préjudiciables à l’État de droit étaient encore en place, et le sont encore aujourd’hui.
Regarder vers l’avenir
En résumé, l’approche actuelle de la Commission est inadéquate car elle méconnaît l’interdépendance entre des politiques publiques fortes s’attaquant aux vulnérabilités sociales, d’une part, et la vigueur de l’État de droit, de l’autre, celles-ci pouvant renforcer celui-là. Nous savons aussi que la précarité et l’exclusion alimentent la montée des partis d’extrême droite et renforcent leur audience, et la portée de leurs discours contre l’État de droit, la démocratie et les droits fondamentaux pour tou.tes. Tenir compte de ces liens est déterminant pour briser le cercle vicieux actuel.
Pour développer une approche globale de l’État de droit, la Commission doit reconnaître que le marché et l’économie, la cohésion sociale et la démocratie sont liés. Ils ne peuvent être traités séparément. Ainsi, le cycle de suivi de l’État de droit devrait être lié à un semestre économique élargi et au suivi du pilier européen des droits sociaux, grâce à la mise en place d’un semestre européen de la démocratie.
Enfin, les recommandations contenues dans le rapport doivent être plus spécifiques, concrètes, assorties d’un calendrier précis, et refléter tous les domaines thématiques. Enfin, leur mise en œuvre doit faire l’objet d’une évaluation approfondie. Les mécanismes de sanction doivent être combinés à des initiatives de conditionnalité positive et à un soutien aux réformes nécessaires.
[1] Nous nous félicitons de constater que le rapport sur la France mentionne les limites au droit de manifester que le FCE et la LDH avaient soumises, bien que cela ne s’accompagne d’aucune recommandation faite à la France pour préserver l’espace civique. En revanche, il nous apparait incroyable que le rapport publié ce jour ne mentionne même pas les manquements majeurs à l’Etat de droit lors du passage de la loi sur l’immigration au Parlement et ce dont la Commission a été alertée dès janvier dernier.
Bruxelles, 24 juillet 2024
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