Tribune à l’initiative du collectif Nos services publics et signée par Patrick Baudouin, président de la LDH
Depuis plus d’un mois, des milliers d’enseignants, d’élèves et de parents d’élèves de Seine-Saint-Denis sont mobilisés pour obtenir des recrutements en adéquation avec le nombre d’élèves, des chaises en état et des bâtiments sans fuites d’eau. Depuis plus d’un mois, au Mans, les équipes des urgences du centre hospitalier sont en grève pour un accueil décent de leurs patients en service psychiatrie. Dans le même temps, cheminots et militants écologistes font entendre leur voix pour la défense du fret ferroviaire.
Ces mobilisations sont marquées par un sentiment commun d’être au pied du mur. Elles ne réclament ni plus ni moins que l’essentiel : de la décence dans les conditions de travail et le respect des droits élémentaires des usagers. Mais leur portée va bien au-delà de ces revendications, de leur territoire ou de leur secteur. Elles disent l’attachement, partout en France, à la vocation universelle des services publics et le refus de la dualisation de la société en cours devant ce qu’il est en train de devenir : un service public pour les pauvres, donc un pauvre service public.
Le glissement est enclenché depuis plusieurs décennies déjà. Au-delà même de l’évolution démographique, les besoins de la population ont progressé – hausse du nombre de jeunes allant jusqu’au baccalauréat, augmentation massive des maladies chroniques, urgence climatique –, pourtant, les moyens des services publics, comprimés, n’ont pas suivi cette évolution des besoins. Un écart croissant s’est constitué entre les besoins de la population et les moyens de l’école publique, de l’hôpital ou de la justice, disparaissant ou construisant un espace pour le développement de services privés.
Changement de nature
Les collèges privés sous contrat ont vu la proportion d’enfants de parents diplômés passer de 29 % en 2003 à 40 % en 2021, pendant que la composition sociale des établissements publics restait stable. Les cliniques privées à but lucratif se sont spécialisées dans les actes les plus programmables et les plus rentables – elles effectuent 75 % des actes de chirurgie ambulatoire –, là où l’hôpital public continue d’assurer la majorité des urgences, des soins les plus lourds et de l’accueil des patients précaires. Transports, justice, Sécurité sociale : tous les secteurs sont concernés par cette évolution. Même le domaine régalien de la sécurité, que l’on pourrait penser sanctuarisé, voit se multiplier les emplois de vigiles privés.
Ces transformations vont bien plus loin que la seule dégradation des conditions de travail et d’accueil. Lorsque la possibilité est donnée à une fraction de la population de faire sécession, c’est l’ensemble du service public qui change de nature. Quand le service public n’accueille plus que les moins aisés, il devient un moindre service public. Résulte de ce processus la cristallisation d’une société à deux vitesses. Un service public inaccessible et aux moyens limités pour les moins favorisés, qui demande à ses agents de classer et de contrôler plutôt que d’accompagner, et des offres de services payantes pour ceux qui en ont les moyens. Ces services onéreux n’offrant, au demeurant, pas la moindre garantie de qualité, comme l’ont récemment montré les scandales des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou des crèches privées.
C’est ce basculement que refusent les mobilisations actuelles : de moins en moins à même de répondre aux besoins essentiels de la population, les services publics perdent leur capacité à maintenir la cohésion de la société. Les agents en éprouvent tous les jours les conséquences, à rebours de leur éthique professionnelle : tri des patients, sélection des élèves, recul des droits des usagers. Si c’est en Seine-Saint-Denis, dans les zones rurales, auprès des patients atteints de maladies psychiatriques, parmi les personnes étrangères ou celles qui sont le plus éloignées du numérique que cette fragilisation commence à se faire sentir, le mouvement en cours est bien celui d’une fracturation de l’ensemble de notre société. Et les gouvernements successifs ont aggravé cette fracture : d’une main, en faisant de la « baisse des dépenses » l’horizon indépassable des services publics, et, de l’autre, en finançant sur les fonds publics les écoles sous contrat, les cliniques commerciales, ou en favorisant l’accroissement des assurances complémentaires, et parmi elles de celles à but lucratif.
Rendre les droits aux citoyens
Aujourd’hui, la vision de services publics à vocation universelle est largement remise en cause. Des décisions politiques, très concrètes, pourraient au contraire en réaffirmer le caractère essentiel, à rebours des discours et des actes les plus récents : en systématisant la présence de guichets de proximité en complément d’une offre « dématérialisée », en garantissant l’accès à un logement social sur l’ensemble du territoire, en réaffirmant la vocation de mixité sociale et scolaire de l’école publique, en travaillant à un droit, à une alimentation et à une eau de qualité pour toutes et tous, en refusant le vote de lois de préférence nationale, en assurant un accueil digne aux droits à l’aide médicale de l’Etat, à l’asile et au séjour, etc. Revendiquer des services publics universels n’est pas une abstraction : c’est au contraire rendre, très concrètement, leurs droits aux citoyennes et aux citoyens, et leur liberté et leurs moyens de faire leur travail aux agents des services publics.
Les défis auxquels nous faisons face, au premier rang desquels l’urgence écologique, ne pourront être relevés qu’à condition d’une mobilisation réelle pour construire du commun et préparer l’avenir. Les évolutions actuelles des services publics, qui engagent notre société, appellent un débat de société majeur. A rebours de cette nécessité démocratique, les décisions budgétaires passent désormais exclusivement outre le vote du Parlement, par 49.3, voire, à l’instar des récents plans d’économies, par décret. Il nous appartient aujourd’hui de revendiquer cet horizon de services publics pour toutes et tous, et d’organiser le débat dans la société.
Premiers signataires : Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT ; Arnaud Bontemps, coporte-parole du collectif Nos services publics ; Julia Cagé, économiste ; Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France ; Claire Lemercier, historienne, directrice de recherche du CNRS à Sciences Po ; François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation ; Louise Paternoster, enseignante en maternelle et syndicaliste en Seine-Saint-Denis ; Gilles Perret, réalisateur ; Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature ; Florence Rigal, présidente de Médecins du monde ; Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre.