Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice : une réforme qui ne convainc pas 9 octobre 2018
Lettre ouverte de plusieurs organisations, dont la LDH, aux sénateurs et sénatrices
Alors que le projet de loi de programmation et de réforme de la justice va être examiné au Sénat à compter du 9 octobre, nos 19 organisations s’inquiètent de ses effets concrets sur la situation des personnes placées sous main de justice.
La situation actuelle dans les prisons impose un changement de cap. Au 1er septembre 2018, 70 164 personnes étaient détenues en France. Près d’un tiers de la population carcérale est détenue dans des prisons occupées à plus de 150%. Dans les maisons d’arrêt, des milliers de personnes vivent parfois à 2, 3, voire 4 par cellule, dans des conditions régulièrement dénoncées comme profondément indignes. Environ 1500 personnes dorment actuellement sur des matelas posés à même le sol. Une part importante du parc carcéral est insalubre. L’inactivité subie est massive : les
personnes détenues n’ont en effet souvent accès ni à des activités, ni au travail alors même qu’elles en ont le droit, et passent 22 heures sur 24 en cellule. Ces conditions de vie mettent gravement en échec l’objectif de prévention de la récidive assigné à l’exécution des peines et engendrent des conditions de travail dégradées pour l’ensemble des personnels pénitentiaires.
Face à ce constat, le projet de loi de réforme de la justice qui sera examiné au Sénat à partir du 9 octobre se veut ambitieux : lutte contre la surpopulation carcérale, réduction du nombre de courtes peines de prison, développement des peines exécutées en dehors des établissements pénitentiaires… Face à une opinion publique réticente à l’idée de sortir d’un système centré sur la prison, nous saluons l’intention gouvernementale de développer le milieu ouvert. Toutefois, le texte est en décalage avec les objectifs annoncés.
La construction de nouvelles places de prison, une politique insatisfaisante pour lutter contre le phénomène de surpopulation carcérale
Le projet de loi annonce la construction de 15 000 nouvelles places de prison, un programme d’une ampleur inédite qui impliquera un effort budgétaire considérable, tant en matière d’investissement que de fonctionnement (1,7 milliard annoncé pour la seule construction). Le financement de nouvelles places de prison se fera selon toute vraisemblance au détriment de l’entretien et de la rénovation des établissements vétustes déjà existants, mais également au détriment du développement des aménagements de peine et peines exécutées en milieu ouvert. Il s’agit pourtant de solutions plus humaines, beaucoup moins coûteuses et beaucoup plus efficaces que la prison pour prévenir la récidive et remédier à la surpopulation carcérale. Par ailleurs, la construction de places de prison s’est toujours accompagnée d’une hausse du nombre de personnes incarcérées.
Non, le projet de réforme ne réduira pas significativement le nombre de personnes en détention
Les annonces visant à réduire le nombre de courtes peines d’incarcération n’auront vraisemblablement aucun impact significatif. L’interdiction des peines de moins d’un mois ne concernera en réalité qu’un très faible nombre de personnes, et le principe selon lequel les peines allant jusqu’à 6 mois doivent être exécutées en milieu ouvert est déjà consacré dans notre droit. Parallèlement, les possibilités d’aménagement des peines de 6 à 12 mois seront réduites. Plus problématique encore, les peines supérieures à un an ne pourront plus être aménagées, alors que cela est actuellement possible pour les peines allant jusqu’à deux ans. Cette mesure engendrera mécaniquement une augmentation du taux d’incarcération, conséquence d’ailleurs annoncée dans l’étude d’impact du projet de loi.
Nos organisations constatent également avec regret que le projet de loi ne revient sur aucune des dispositions ou procédures identifiées comme favorisant le recours à l’incarcération. Ainsi, les conditions de jugement en comparution immédiate, qui consiste à traduire des personnes accusées de délit(s) sur-le-champ, immédiatement après la fin de la garde à vue et qui a progressivement été rendue possible pour la quasi-totalité des délits, ne sont pas modifiées. Cette procédure concerne pourtant plus de 45 000 situations par an, avec un taux d’emprisonnement de 70 %, soit 8 fois plus qu’une audience classique.
De la même manière, la détention provisoire et ses conditions de placement ne sont pas remises en question. Or plus de 20 000 personnes présumées innocentes sont actuellement privées de liberté, subissant les effets traumatiques liés à l’enfermement et aux conditions actuelles de détention.
Pourquoi est-il nécessaire de développer l’exécution des sanctions en milieu ouvert et les aménagements de peine ? Pourquoi les mesures annoncées sont-elles insuffisantes pour poursuivre cet objectif ?
L’enfermement et les conditions de vie en prison ont des effets délétères qui renforcent les facteurs de précarité sociale et de la fragilité psychologique des personnes. Plusieurs études montrent par ailleurs qu’environ une personne sur deux sortant de prison est recondamnée dans les cinq ans à de la prison ferme, tandis que pour des sanctions appliquées dans la communauté comme le travail d’intérêt général ou pour le sursis avec mise à l’épreuve, le taux de recondamnation est d’environ une personne sur trois1. Ces données illustrent les difficultés des personnes sortant de prison à se réinsérer. La ministre de la Justice a elle-même reconnu que les courtes peines de prison sont « plus désinsérantes que réinsérantes ». La prison est aussi la sanction plus onéreuse : le coût d’une journée de détention pour l’administration pénitentiaire est en moyenne de 104 euros, bien plus cher que le coût d’une journée en placement extérieur (34 euros).
Pour une réforme cohérente, il est plus qu’urgent que soit d’avantage développé et donc financé ce que l’on appelle le milieu ouvert, c’est-à-dire les aménagements de peine ou peines exécutées en dehors des établissements pénitentiaires : sursis avec mise à l’épreuve, travail d’intérêt général, libération conditionnelle, placement extérieur… Ces mesures permettent de sanctionner sans exclure, tout en apportant une réponse au phénomène de surpopulation carcérale.
Parmi les mesures phares du projet de loi figure également la création d’une peine exécutée hors établissement pénitentiaire : la détention à domicile sous surveillance électronique (ou « bracelet électronique »). Toutefois, cette nouvelle peine nous parait insuffisante dans son contenu pour
atteindre ses objectifs de réinsertion et de prévention de la récidive. Ce dispositif se fonde sur l’obligation de la personne concernée, équipée d’un dispositif de surveillance, de rester à son domicile aux heures fixées par le juge mais permet à l’intéressé d’exercer un emploi ou de suivre une formation. Ce dispositif de surveillance, certes peu coûteux, n’inclura pas systématiquement une mesure d’accompagnement social de la personne. Or, pour des personnes condamnées qui sont sans emploi, sans accès à leurs droits, sans liens sociaux, l’accompagnement social est essentiel. Il permet de lever les freins à leur réinsertion sociale et d’être accompagnés dans le respect des obligations et interdictions fixées par le juge. Nos organisations s’inquiètent également de la durée de cette peine, qui peut aller jusqu’à un an. Il est très difficile de respecter les interdictions et obligations prononcées dans le cadre de cette peine au-delà de six à huit mois, encore plus en l’absence d’accompagnement social. Dans de telles conditions, il est à craindre que cette peine ne permette pas d’atteindre l’objectif de réinsertion sociale des personnes condamnées, et donc de prévention de la récidive, voire qu’elle entraine à terme une hausse du nombre de personnes détenues.
Nous déplorons en outre qu’une confusion soit entretenue entre l’aménagement d’une peine et sa non-exécution, freinant ainsi le développement des aménagements de peine. En effet, ces mesures alternatives à la détention constituent une véritable sanction. Elles s’exécutent sous le contrôle d’un juge d’application des peines, assisté par le service pénitentiaire d’insertion et de probation, et contraignent la personne condamnée à un certain nombre d’obligations. En cas de non-respect de ces dernières, l’incarcération peut être ordonnée. Aussi, il est important et urgent qu’il soit reconnu qu’une peine aménagée est avant tout une peine.
Enfin, nous désapprouvons la disparition de la contrainte pénale – et donc de la probation – de l’échelle des peines. L’enjeu étant, comme l’avait souligné la conférence de consensus sur la prévention de la récidive en 2013, d’ériger la probation, qui permet un suivi et un accompagnement en milieu ouvert, en peine principale pour certains délits.
Comme vous, nous croyons qu’un changement de cap de la politique pénale et carcérale française est indispensable et urgent. A votre demande, des représentants de notre collectif se proposent d’échanger avec vous sur les pistes évoquées dans ce courrier.
Paris, le 5 octobre 2018
Signataires : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP), aumônerie catholique des prisons, aumônerie musulmane des prisons, aumônerie protestante des prisons, aumônerie bouddhiste des prisons, Ban Public, CGT Insertion-Probation, La Cimade, Emmaüs France, Fédération des Associations Réflexion Prison Et Justice (FARAPEJ), Fédération des acteurs de la solidarité, Filmogène, Genepi, Ligue des Droits de l’Homme, Lire pour en sortir, Observatoire international des prisons-section française (OIP-SF), Secours catholique/Caritas France, SOS pour les prisonniers
[1] Voir notamment Prévention de la récidive et individualisation des peines, chiffres-clés, Ministère de la Justice, juin 2014.
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