Nord-sud : nouvel axe géopolitique de l’Algérie? 8 mars 2013
Jusqu’à 1957, l’Algérie désigne une bande littorale de 1200 km de long et de moins de 200 km de large. Le sud, aujourd’hui partie intégrante de l’état nation algérien, représente plus de 80% de son territoire et recèle les ressources naturelles qui font sa richesse. Un sud déstabilisé par de nombreuses tensions, crise sociale, conflits ethniques, guerre du Sahel qui annoncent peut-être un basculement de la géopolitique intérieure de l’Algérie de l’axe est-ouest vers un axe nord-sud.
« Cette petite portion au bord de la mer qui se prend pour le centre du monde, qui ne parle que d’elle-même, qui agit au nom de tous et qui résume l’histoire nationale à ses frasques et vanités et qui s’appelle le nord algérien. » Sonia Lyes, TSA, 24 février 2013
Un peu de géographie, un peu d’histoire.
Schématiquement, on peut découper l’Algérie en trois zones géographiques se succédant du nord au sud. Au nord le Tell, riverain de la Méditerranée, large au maximum de 200 km et où vit 90% de la population. Puis, en descendant vers le sud, l’ensemble de montagnes, plaines et hauts plateaux formé par l’Atlas tellien et l’Atlas saharien, profond d’environ 300 km, borné par les oasis des “portes du désert”. Et enfin le Sahara qui occupe plus de 80 % du pays et qui s’enfonce jusqu’à plus de 2000 km du littoral.
Le Tell, au nord, est le théâtre de l’histoire algérienne depuis l’antiquité ; les invasions, la colonisation, la guerre d’indépendance, les rivalités régionales anciennes ou actuelles, se sont déployés dans cette région, selon un axe est-ouest qui structure la géopolitique intérieure de l’Algérie.
Un peu d’histoire maintenant, forcément schématique elle aussi, pour rappeler une chose : jusqu’en 1957 le Sahara ne faisait pas partie, administrativement, de l’Algérie française et il a failli ne pas faire partie de l’Algérie algérienne en 1962. En fait, entre 1848 et le milieu des années 1950, le Sahara avait un statut administratif de territoire qui n’en faisait pas une partie de la France alors que la région du nord était découpée en départements ayant le statut de départements français (par exemple, le département d’Oran portait le n° 92 en continuité avec la numérotation des départements de métropole). Au milieu des années 50 deux faits se sont conjugués pour remettre en cause cette partition et le statut particulier des territoires du sud. En février 1956, le pétrole a jailli à Edjeleh, non loin de la frontière libyenne et 6 mois plus tard à Hassi Messaoud ; au même moment on découvrait du gaz naturel à Hassi R’mel. Or la découverte et l’exploitation des richesses du sous-sol saharien a correspondu exactement avec (deuxième fait) le début de la lutte politique et militaire organisée pour l’indépendance de l’Algérie. Cette co-occurrence a suscité la crainte de la France que l’indépendance de l’Algérie entraîne la perte du Sahara, de ses richesses colossales ainsi que de ses bases d’expérimentation nucléaire. D’où la création en 1957 des « départements français du Sahara » (la France renforce sa tutelle sur le Sahara) puis le refus quelques temps plus tard de négocier leur inclusion au sein d’une future Algérie indépendante (projet d’une indépendance accordée aux départements français d’Algérie, pas aux départements français du Sahara). Ce n’est que lorsque de Gaulle a compris, en septembre 1961, que les négociations n’aboutiraient pas si le Sahara ne faisait pas partie intégrante de l’Algérie indépendante, que les négociations d’Évian ont pu aller à leur terme. On voit que l’unité nationale de l’Algérie, des rives de la Méditerranée aux rives de l’ « Afrique noire », est un fait très récent, consacré par l’indépendance algérienne.
Aujourd’hui, les régions pré-saharienne et saharienne, vastes tâches blanches sur les atlas de géographie, et aussi sur la carte mentale de la plupart des algériens, font irruption dans l’actualité de plusieurs façons : crise sociale, conflits ethniques, guerre du Sahel. L’instabilité créée par ces secousses annonce peut-être un basculement de la géopolitique intérieure de l’Algérie de l’axe est-ouest vers un axe nord-sud.
La richesse de l’Algérie vient du sud, mais elle profite surtout au nord
Chômage, exclusion sociale, misère, manque d’infrastructures, bureaucratie chronique, passe-droits, problèmes de sécurité…plus qu’au nord encore, cette situation génère dans les populations du sud le sentiment d’être marginalisées et condamnées au sous- développement. Peu nombreuses, ces populations ont un faible poids électoral ; ce que l’état ne fait pas au bénéfice du peuple algérien des villes du nord, il met encore moins de zèle à le réaliser dans les provinces du sud. A ce sentiment d’abandon s’ajoute l’expérience d’un chômage dramatique, d’autant plus dur à accepter que cette région est une des plus riches au monde en hydrocarbures et en minerais. A titre d’exemple, près de 1000 sociétés nationales et multinationales sont en activité dans la zone de Hassi Messaoud où règne un chômage endémique ; des milliers d’emplois existent mais qui profitent peu aux populations autochtones. Les émeutes du chômage se sont multipliées ces derniers mois à Hassi Messaoud, Ouargla, Laghouat…jetant dans la rue des manifestants accusant les entreprises de donner les emplois à ceux du nord : algérois, oranais, constantinois. Le mécanisme est simple, l’Institut algérien du pétrole a trois écoles de formation l’une à Boumerdès, l’autre à Oran et la dernière à Skikda, trois villes du littoral méditerranéen ; c’est donc dans le nord que sont formés et recrutés les cadres et techniciens qui viendront travailler dans le sud. Le sud est géré comme une colonie d’exploitation par le nord.
Conduits par le Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC), les manifestants du sud ne se contentent plus de vaines promesses, ils veulent du concret : un programme de développement ciblé mettant en avant les spécificités climatiques, géographiques et culturelles du Sahara, un plan de valorisation des ressources humaines de la région tant dans la Fonction publique qu’au niveau de l’industrie pétrolière, une prise en charge effective et une mise à jour des lois régissant l’emploi, la sous-traitance ainsi que l’affectation du personnel des instances de l’emploi ayant fait preuve de mauvaise gestion et de corruption. Ces revendications sont portées par des militants responsables et organisés. Les travailleurs de l’éducation, de la santé, de l’enseignement supérieur et des collectivités locales ont rejoint le mouvement de protestation. Ils réclament des primes spéciales et des indemnités pour régler le problème des inégalités sociales majeures existant entre le nord et le sud. Le sud se politise.
Dans le même temps, l’énorme frustration engendrée par cette situation précipite une partie de la jeunesse privée d’emploi et sans ressources dans les filets de plusieurs types de réseaux qui prospèrent sur ce terreau et qui sont le plus souvent interconnectés, en particulier les réseaux de la contrebande (carburants, cigarettes, drogue, voitures, armes…) et de la délinquance qui lui est associée.
Confronté à ces revendications sociales lors de son déplacement le 24 février à Illizi (près du site gazier de Teguentourine attaqué le 16 janvier) le Premier ministre Abdelmalek Sellal a avancé la thèse du complot en révélant l’existence d’un « groupuscule » qui vise à semer la division entre le nord et le sud du pays. Il n’a fourni aucune indication sur ce « groupuscule ». Mais, ce faisant, il soulevait deux questions bien présentes, elles, dans les esprits, la question du séparatisme et la question de l’insécurité extérieure, toutes deux réactivées par la guerre du Sahel.
La guerre du Sahel facteur de déstabilisation du sud algérien
Non seulement l’Algérie a plus de la moitié de son territoire immergé dans une zone de tensions religieuses, ethniques et criminelles explosives mais en plus, cette partie du sol national est son coffre fort, où sont entreposées ses principales sources de richesse. Or, avec ses deux phases successives, l’invasion du Nord Mali par Aqmi puis la reconquête par la Misma, la guerre du Mali a fait du sud algérien une région très exposée, menacée comme jamais sur le plan de sa sécurité du fait des risques de franchissement massif des frontières par les groupes armés djihadistes avec ou sans l’aide des touaregs. L’enjeu est de taille : garder au sud algérien le caractère de sanctuaire industriel qui est le sien depuis plus de cinquante ans pour le plus grand bénéfice de l’Algérie elle-même et des multinationales qui y sont installées. C’est un fait, pendant la guerre d’indépendance le FLN n’a jamais attaqué les installations pétrolières ; pendant la décennie noire les islamistes ne s’en sont pas approchés non plus ; et dans la dernière période, les narco-terroristes opérant dans la région n’ont surtout pas pris le risque de compromettre leur juteux commerce alors que depuis des années l’Algérie ferme les yeux sur leurs trafics de migrants clandestins, de cocaïne qui transite d’Amérique du Sud vers l’Afrique de l’Ouest puis à travers l’Algérie vers l’Europe, de pétrole qui descend vers le Sahel, de marchandises diverses et d’armes.
Le conflit malien risquant de rompre cet équilibre, l’Algérie s’est efforcée, dans un premier temps, de prévenir les risques de déstabilisation en prêchant et en pratiquant le dialogue et en faisant assaut de diplomatie. On lui a assez reproché son attentisme, son opposition à l’intervention militaire planifiée par les organisations internationales, et même ses efforts de conciliation. C’est ainsi qu’Alger a demandé à Bamako d’associer les Touaregs du nord dans le processus de négociations et de prendre en considération leurs revendications et, symétriquement, a obtenu de deux des groupes armés occupant le nord du Mali (Mnla et Ansar Eddine), l’engagement de cesser les hostilités et de négocier avec les autorités maliennes.
Mais à la mi-janvier l’Algérie entre ouvertement dans le conflit : le 13 janvier en ouvrant sans limite son espace aérien aux Rafale qui vont bombarder les positions d’Aqmi et du Mujao, et le 14 janvier en “fermant” sa frontière avec le Mali. La conséquence (les interprétations divergent sur cette causalité) est immédiate, le 16 janvier un commando fortement armé investit le site gazier de Teguentourine (wilaya de Illizi, près de la frontière lybienne) dans une opération organisée par le chef islamiste algérien Mokhtar Belmokhtar. C’est la première fois qu’un puits gazier ou pétrolier du sud algérien est attaqué avec succès. Les auteurs de l’attaque sont dirigés par les patrons d’al-Qaida au Maghreb islamique c’est-à-dire des Algériens, anciens membres du GIA (Groupe islamique armé) et du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat). La menace extérieure est sérieuse, et elle vient de terroristes qui ont aussi leurs partisans à l’intérieur du pays.
Rivalités ethniques et aspirations indépendantistes
Les deux sources d’instabilité signalées plus haut (les conflits sociaux et les menaces terroristes) en alimentent une troisième : la revendication identitaire.
Le discours autonomiste ou indépendantiste n’est pas absent des analyses et revendications des chômeurs de Ouargla ou de Hassi Messaoud. En fait, les velléités d’indépendance des populations du sud algérien ne sont pas nouvelles. Elles s’appuient, comme en Kabylie, sur des identités culturelles fortement ancrées et revendiquées, associées à une hostilité à l’égard du pouvoir de l’état centralisateur et répressif détenu par les arabes. D’un autre côté, la guerre au Mali commence à provoquer des tensions entre des tribus touaregs et arabes. Par exemple, à Bordj Badji Mokhtar, poste frontière algérien à la lisière du Mali, les Touaregs empêchent les membres des tribus arabes d’emprunter certaines routes situées sur leur territoire ; à l’origine de ce conflit, l’aide apportée par des chefs de tribus arabes aux forces françaises engagées dans des opérations militaires au Nord Mali et précisément dans les villes de Gao et Tombouctou, où des Touaregs ont été tués. Les Touaregs d’Algérie ne peuvent pas ignorer les liens qui les unissent aux Touaregs des autres pays sahariens, même si leurs leaders affichent une loyauté de façade à l’état-nation algérien auquel la colonisation les a intégrés. L’état algérien, qui en 1976 avait envoyé son armée contre le Maroc pour défendre le droit à l’autodétermination des sahraouis observe aujourd’hui avec inquiétude les velléités indépendantistes des populations du sud.
La synergie entre détresse sociale, tensions identitaires et risques terroristes dans le sud algérien fait de cette région un nouveau foyer d’insécurité et de menace sur l’unité nationale que l’état algérien pourrait avoir du mal à contrôler.